Conserver – restaurer
La restauration constitue le moment méthodologique de la reconnaissance de l'œuvre
d'art, dans sa consistance physique et dans sa double polarité esthétique et historique, en
vue de sa transmission au futur. Cesare Brandi
La pratique quotidienne des conservateurs/restaurateurs observe une méthodologie d'intervention propre à l'ensemble des disciplines de la conservation des biens culturels. La restauration de photographies anciennes et modernes requiert un savoir-faire artistique, une formation scientifique, une bonne connaissance de l'histoire de la photographie et de l'histoire de l'art.
Exercée à l'origine par les photographes sur leurs propres images, la restauration est aujourd'hui devenue un métier à part entière. Ainsi, les interventions réalisées dans le passé, comme le traitement des daguerréotypes dans une solution de thio-urée, ne paraissent plus compatibles avec les règles déontologiques de la profession. Ces traitements, à priori spectaculaires, modifient et endommagent définitivement la structure argentique des phototypes. Ils sont par ailleurs irréversibles, ce qui est inacceptable du point de vue de l'éthique de la profession.
Les méthodes et les techniques de conservation mises en œuvre pour la sauvegarde des collections photographiques répondent en partie à la connaissance que nous avons des mécanismes de dégradation, mais elles sont avant tout liées à la compréhension que nous avons de ce médium.
Depuis 1839, cette histoire du regard s'est matérialisée et fixée sur différents types de supports qui constituent, à leur tour, une histoire des procédés. La photographie opère ainsi constamment dans cette double dimension : système de représentation spécifique et objet/matière particulièrement fragile sur le plan de sa stabilité chimique.
Tout phototype est donc constitué d'un support (papier, cuir, verre, métal, polyester, autre) et d'un liant (amidon, albumine, arrow-root, collodion, gomme arabique, gélatine) contenant en suspension des halogénures d'argent ou des pigments, par exemple le charbon.
La première tâche du conservateur/restaurateur consiste à identifier chaque épreuve (voir : Chapitre Procédés photographiques). Il faut en effet savoir qu'il existe une bonne centaine de procédés susceptibles de former une image photographique. L'identification d'un phototype est réalisée en lumière réfléchie ou rasante, sous loupe binoculaire, avec des réactifs à base d'eau ou d'alcool ou encore à l'aide d'un spectromètre à fluorescence X.
Chaque phototype est ainsi documenté, les facteurs de dégradation analysés puis discutés. L'état sanitaire défini et le phototype resitué dans son contexte historique, un diagnostic est établi et des traitements sont proposés. Cette proposition écrite qui stipule clairement la nature des interventions ainsi que leur coût est soumise à l’approbation de la direction de l’institution qui par la suite donnera formellement son accord ou demandera une contre-proposition.
Le résultat de ces interventions, si elles sont entreprises, est ensuite répertorié dans un protocole de restauration qui sera remis à l’institution concernée. L'ensemble de ces données permettra de suivre l'évolution physique de l'objet au cours des années à venir - et qui sait - de repenser la question avec un autre point de vue et peut-être de nouvelles techniques.
Les quelques ateliers de restauration de documents photographiques installés aujourd'hui en Europe pratiquent avant tout des traitements de préservation (analyse des supports, reconstitution des lacunes, consolidation, doublage, isolation) qui respectent le principe de réversibilité. Il y a là une prise de position claire : il n'est pas souhaitable pour l'heure d'entreprendre des travaux de restauration chimique dont les résultats sont aléatoires. Ces méthodes, intéressantes sur le plan expérimental, offrent des résultats parfois spectaculaires, mais remettent radicalement en cause le principe de réversibilité des traitements, élément du Code de déontologie pour les musées de l’ICOM (chiffre 2.24).
La plus grande prudence demeure donc de rigueur. La conservation/restauration des épreuves photographiques est une discipline récente qui consiste avant tout à prendre en compte les altérations, à analyser et comprendre les facteurs de dégradation, à stabiliser les épreuves et à promouvoir les méthodes de conservation préventive.
Les nouvelles technologies : de la restauration à la reconstruction
L'avènement des nouvelles technologies, en particulier le traitement numérique des documents photographiques, a eu pour mérite et première conséquence d'imposer une définition de la photographie comme bien culturel en même temps qu'un retour à la sémantique pour cerner le sens et la finalité des interventions de la conservation/restauration.
Si l'équilibre affirmé et prôné par Cesare Brandi entre la dimension esthétique et la dimension historique d'un bien culturel a fini par devenir une évidence, il n'en a pas toujours été ainsi par le passé. Au siècle dernier, certaines écoles de restauration ont pu mettre l'accent tantôt sur l'une ou l'autre vision. En privilégiant la valeur esthétique d'une œuvre, le temps était évacué et seule demeurait la volonté de reconstruire une hypothétique réalité, une sorte d'état premier. La valorisation de la dimension historique, réintroduit le temps, celui qui fixe le moment de la création, celui qui passe et qui use en conférant à l'objet son authenticité, le temps qui laisse les traces des différentes fonctions de l'objet au cours des décennies ou des siècles.
Alois Riegel, professeur viennois chargé au début du siècle de définir les règles de protection du patrimoine, proposait d'appréhender un bien culturel selon les quatre valeurs suivantes : la valeur esthétique, la valeur historique, la valeur d'ancienneté et la valeur d'usage. Plutôt que de privilégier l'une ou l'autre valeur, le conservateur/restaurateur cherche aujourd'hui à trouver un équilibre entre ces quatre pôles. Cet équilibre sera différent selon que l'on aborde la restauration du mobilier, du cinéma ou du livre, la valeur d'usage de l'un ou l'autre de ces biens culturels n'étant pas la même. Ainsi, une photographie d’Eugene Smith Tomoko baignée par sa mère réalisée en 1972 à Minamata au Japon, représentant une jeune fille empoisonnée par le mercure, peut représenter tour à tour une valeur esthétique pour l'historien de l'art et l'historien de la photographie, une valeur de document pour l'historien, et une valeur d'usage pour l'éditeur qui cherchera à l'imprimer.
L'apport des nouvelles technologies libère le conservateur/restaurateur des compromis délicats et l'autorise à intervenir en deux temps et à deux niveaux différents, celui de la conservation/restauration et celui de la restitution. À titre d'exemple, prenons le cas d'une collection de négatifs sur plaques de verre dont plusieurs phototypes seraient brisés. La restauration des plaques de verre cassées est un domaine complexe et ingrat puisque malgré les interventions minutieuses du restaurateur (assemblage d'un puzzle avec des colles agréées comprenant un indice de réfraction proche de celui du verre) la brisure sera toujours visible sur le tirage sous la forme d'un fin liseré noir. L'émergence des nouvelles technologies permet donc de formuler la proposition suivante : dans un premier temps, les efforts de conservation préventive seront renforcés en conditionnant ces phototypes dans des écrins réalisés avec des matériaux ad hoc (carton pH neutre sans azurant optique, sans fongicide, etc.) et dans lesquels chaque pièce sera minutieusement enchâssée de manière à éviter tout frottement et tout contact avec l'autre. L'ensemble de ces phototypes sera maintenu dans une salle de conservation qui respectera les conditions climatiques (une hygrométrie et une température) favorables.
Ces mesures prises, le conservateur/restaurateur pourra alors intervenir sur l'image de l'artefact par le biais de la numérisation et établir un certain nombre de manipulations, toutes virtuelles et sans danger pour le phototype original. Dans le cas qui nous intéresse, le recours à un logiciel de traitement de l'image de type Adobe Photoshop permettra de supprimer à l'écran la marque de la brisure et, par la suite, de réaliser un nouveau négatif sur la base de cette restitution.
Il est important que le traitement numérique des photographies soit considéré par les professionnels de la conservation comme un outil à leur disposition et qu'ils ne délèguent pas ce type d'intervention, sous prétexte de difficultés d'adaptation à une nouvelle technique ou par mépris pour ce qui n'est plus de la restauration, mais de la restitution.
Laisser la responsabilité des nouvelles technologies à des instances essentiellement techniques et scientifiques, c'est aujourd'hui prendre le risque de laisser croire que la transcription numérique d'une photographie peut et doit à terme remplacer le bien culturel.
Le conservateur/restaurateur, par son éducation sur le plan de l'éthique, sa large conception de l'objet photographique entendu comme bien culturel, son goût pour le patrimoine artistique, sa capacité à distinguer le glissement sémantique qui va de « restaurer à restituer - réparer - reconstituer - reconstruire », est sans doute celui qui est le plus à même d'établir avec sensibilité et discernement un certain nombre de propositions visuelles. Parmi celles-ci, on peut imaginer que pour les besoins d'une exposition ou de l'édition, on présente côte à côte une épreuve originale sur papier albuminé, entièrement jaunie et pâlie et, à sa droite, sa restitution numérique sous forme de deux ou trois états distincts. Cette attitude nouvelle privilégiera et respectera l'objet original tout en laissant la porte ouverte à des hypothèses critiques, audacieuses et sans danger pour les collections.
Les concepts et les définitions que nous venons de développer ont pour champ d'action la photographie du 19e et une partie du 20e siècle, collections qui, avec l'apparition des nouvelles techniques, marquent une scission entre la photographie argentique et les images numériques.
La photographie en couleurs pose déjà de nouvelles questions avec, par exemple, la décoloration de certains supports, l'absence de techniques artisanales de restauration et la nécessaire mise en place de moyens numériques susceptibles de reconstituer, par exemple, la couleur des feuilles au printemps ou en automne. Le traitement des diapositives altérées accentue la portée du glissement sémantique, avec le passage de la restitution à la reconstitution qui induit que le bien culturel conserve encore une petite présence physique, mais a perdu une grande partie de sa matière.
Aujourd’hui, la majeure partie des images sont directement réalisées sur un support numérique. L'image digitale est passée du statut intermédiaire d'outil à celui de médium à part entière. Les valeurs et les usages en sont bouleversés. La notion d'épreuve originale en est totalement affectée de même que les quelques définitions que nous venons d'établir pour décrire les actes liés à la conservation des incunables et de toutes les photographies analogiques. Une nouvelle ère s’ouvre et ce sont bien les fichiers numériques, travaillés et finalisés par les photographes qui sont devenus des originaux.
Bibliographie et liens
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BRANDI, Cesare Théorie de la restauration, Éditions Allia, Paris, 2011.
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ICOM: Code de déontologie de l’ICOM pour les musées, 2010, Online, consulté le 25.8.2022