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#Chronique

A LA RECHERCHE DE «VISAGES DE BRONZE» (HORS SERIE). ELOGE DE L’INVENTAIRE
#Chronique

Quel attrait peut bien exercer un inventaire, se dira qui ne conçoit pas la reconnaissance éprouvée le chercheur parcourant ces pages où l’archiviste a ordonné et décrit les éléments d’un fonds, fait précéder sa liste d’une notice d’autorité et l’a conclue par quelque index, le tout dûment signé et daté ?

Deux termes viennent à l’esprit pour définir un tel apport : clé de voûte, interface. Le premier dit que l’équilibre archivistique repose sur l’inventaire; le second que l’inventaire est un lieu d’échanges.

En détaillant le fonds Laboratoire Cinégram (1919-1978), la Cinémathèque suisse (CS) ouvre l’accès à un bon demi-siècle d’histoire de ce qui fut longtemps le plus important laboratoire et studio de production cinématographique suisse.

La saisie des 12 mètres linéaires occupés par les 92 boites qui constituent le Fonds Praesens-Film AG (1929-1984) nourrit la première monographie consacrée à Lazare Wechsler (1896-1981) et à son entreprise, par Benedikt Eppenberger (à paraître) . Elle rend matériellement possible une manifestation aussi prestigieuse que pourra l’être la célébration du centenaire de cette maison de production au Musée national suisse, en 2024.

La relation entre accessibilité et exploitation précède parfois l’établissement d’un inventaire. Ainsi deux réalisations récentes annoncent les richesses de l’extraordinaire fonds Douglas Sirk en cours de saisie, un livre de Bernard Eisenschitz, Douglas Sirk, né Detlef Sierck (Ed. de l’oeil, Montreuil, 2022) et un film de Roman Hüben, Douglas Sirk. Hope as in Despair (CH, 2022). A la différence de tant de portraits de cinéastes ou d’acteurs, Hüben propose une approche de Sirk où la matérialité des documents – dossiers de spectacle, photographies, journal intime, notes de travail, correspondances – joue visuellement et émotionnellement un rôle essentiel.

Ces quelques exemples suggèrent qu’une visite à CASPAR, acronyme de CinémAthèque Suisse Papier ARchives, s’impose : https://caspar.cinematheque.ch.

Au Lichtspiel / Kinemathek Bern, le dépouillement et le classement des archives du cinéaste H.H.K. Schoenherr (1936 – 2014) a entraîné depuis peu la mise à disposition ordonnée d’une source inédite de l’histoire du cinéma expérimental en Suisse.

En fait partie la rarissime collection des six numéros de la revue supervisuel (H.H.K. Schoenherr, Zurich, 1968-1970), accessible en ligne à la rubrique Histoire (s) du cinéma / Filmgeschichte(n) :
https://lichtspiel.ch/de/datenbank/kinogeschichten/hhkschoenherr/.

A une autre échelle, mais il s’agit toujours d’une démarche inventoriale, le projet Shoulder Armslancé par Adrian Gerber (MASh) permet d’envisager une histoire matérielle de la production et de la diffusion de Charlot soldat, un film qui connut, en Suisse notamment, diverses interventions censoriales et des rééditions, les unes comme les autres non sans conséquence sur ce que virent les spectateurs. De ce film, produit et réalisé en 1918 par Charlie Chaplin, quatre négatifs originaux ont été identifiés et cinquante-cinq copies antérieures à 1959 repérées, dont deux sont conservées en Suisse. Relevons qu’un des aspects remarquables de l’entreprise tient à sa dimension collective et internationale : https://lichtspiel.ch/en/mash/.

L’inventaire fixe des origines, identifie des « producteurs », qualifie les catégories de documents et d’objets, organise le temps en périodes, tisse la trame des éléments transmis en établissant relations, rapprochements, et parfois même signale des lacunes.

C’est un outil discret. Les institutions annoncent plus facilement le versement d’un fonds nouveau qu’elles ne communiquent l’achèvement du chantier de son inventaire. Or, s’il est quelque chose qui stimule l’imagination du chercheur, ce sont bien ces listes méthodiquement ordonnées par qui a porté un premier regard sur les documents.

Nous n’en parlons pas comme archiviste, mais comme usager. Dans Le conte du sourcier (et de la sourcière), nous nous sommes risqué à recomposer en quelque sorte l’inventaire d’une boîte d’archives, dûment classée selon les règles de la collection documentaire, pour mettre en évidence la productivité historiographique des pièces qu’elle contient : https://memoriav.ch/de/le-conte-du-sourcier/.

Dans le rapport 2022 de Memoriav, on lira notre hymne aux métadonnées. Avec le catalogue, l’inventaire en est une des formes cardinales, comme le rappelle amplement le premier dossier publié dans Cinéma : l’Histoire pour mémoire / Spuren der Filmgeschichte, Cinéma & Télévision. Petit traité de filmographie cantonale : Neuchâtel (1900 1970) : https://memoriav.ch/fr/filmographie-cantonale-neuchatel/.

Quand fut mis en ligne le premier volet de A la recherche de Visages de bronze » (https://memoriav.ch/de/visages-de-bronze-1/), nous ignorions deux choses : s’il en subsistait des copies et quelles archives conservait la famille de Philippe Luzuy (1933-2014), producteur et co-réalisateur du film.

Aujourd’hui, nous savons que des documents ont été conservés et nous avons bon espoir que les copies repérées entretemps iront à la Cinémathèque suisse, qui préserve déjà des éléments de travail du film.

ll reste à apprendre dans quel état se trouve la pellicule et quels efforts exigera la sauvegarde de ce long métrage documentaire réalisé chez les peuples autochtones d’Equateur, du Pérou et de Bolivie. Primé à Cannes en 1958, le film constitue l’une des productions suisses les plus étonnantes – et méconnues – des années 1950.

Quant aux papiers, ils ont été déposés par notre intermédiaire à la CS en janvier 2023. Pour aller jusqu’au bout de ce rôle de truchement entre la famille Luzuy et la Cinémathèque (et pour maîtriser une information utile à la poursuite de nos recherches), nous en avons établi une description. La démarche fut facilitée par la confiance et la disponibilité de Mme Marie-Claire Luzuy et nos travaux préalables fournirent une grille de compréhension bienvenue.

ll en résulte un document de travail, de ceux qui circulent généralement à l’interne, plus proche, en l’occurrence, d’une démarche d’historien et de son chantier que du protocole de l’archiviste. En le publiant ici nous lui donnons un tour démonstratif, à l’instar de la description des procédures de l’identification qui forme les deux volets de Ein Schweizer Bilderbogen : https://memoriav.ch/fr/ein-schweizer-bilderbogen-2/.

Les pages de Philippe Luzuy – un inventaire avec notes doivent être lues comme un des instruments de la mise en valeur future d’un film curieusement effacé de notre mémoire et comme une contribution à la connaissance de la trajectoire de son maître d’oeuvre. Sous la forme que nous leur avons donnée et au stade où en est l’entreprise, elles ont un triple destinataire et de multiples fonctions.

Pour la famille qui se dessaisit de ces papiers, elles (re)dessinent le paysage des ressources qu’elle a accepté de transmettre à la collectivité en faisant d’un bien privé un héritage partagé; elles lui rappellent aussi ou lui révèlent la richesse que peut y voir un regard extérieur, validant en quelque sorte ce basculement.

A l’archiviste qui accueille cet héritage, elles proposent un regard documenté sur ce que l’institution a accepté de préserver et, à terme, de mettre en valeur, et lui font gagner, espérons-le, un temps précieux.

Au chercheur, elles ouvrent des pistes, l’incitent à problématiser – moment sans lequel il n’est pas d’historiographie -, et le poussent à se mettre en quête d’autres ressources.

Un inventaire, c’est une carte, et comme toute carte, c’est une promesse.

Roland Cosandey

Voir aussi: A la recherche de « Visages de bronze » de Roland Cosandey, mars 2022

Table des matières

Philippe Luzuy – un inventaire avec notes (PDF)
Roland Cosandey, février 2023

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