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#Actualités

Le conte du sourcier
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« Actualités » est une rubrique qu’il faut comprendre dans un sens large. L’actualité, l’opportunité, l’occasion, c’est celle du chercheur, cherchant ou au repos, mais au bout du compte ne pouvant guère rien trouver.

Ainsi, l’autre jour, ayant repéré une publication de 1919 exhumée par les auteur.es de l’indispensable Schaufenster Schweiz (2011), qu’il/elles sont probablement les seul.es a avoir eue entre les mains depuis le temps où elle fut imprimée, le besoin nous prit d’aller y mettre le nez nous-même.

Comme la référence localisait dûment la chose (op. cit., p. 507, note 39; bibliographie, p. 522) ), la recherche fut facile. Et nous voici, non pas devant un ordinateur occupé à compulser des documents saisis à l’état de rigor mortis (par digitalisation) et déspatialisés (malgré l’url), mais devant un rassemblement ordonné de papiers fragiles, serrés dans une boîte d’archive, à Zurich. Plus précisément Stadelhoferstrasse 12, au Schweizerisches Sozialarchiv (https://www.sozialarchiv.ch/fr/).

La brochure recherchée, nulle part répertoriée, est bien là, publication occasionnelle destinée à l’oubli, au statut trop ténu et au champ d’intérêt trop restreint pour qu’une bibliothèque, par exemple, l’ait acquise à l’époque. Pour cela, il faut une archive et, dans le cas des dossiers documentaires (“Sachdokumentation“) de l’institution zurichoise, une récolte volontaire.

Notre publication porte un titre qui est aussi long que son volume est mince :

An das ganze Schweizervolk ! Denkschrift über die Gründung eines gemeinnützigen Unternehmens für Schaffung von Lichtspielen in der ganzen Schweiz zum Zwecke der Volks- und Jugendbelehrung, namentlich im nachschulpflichtigen Alter, Sekretariat Schweizer Volks-Lichtspiele, Berne, s. d., [janvier 1919].

Le «peuple suisse tout entier ! » est le singulier destinataire de cet appel lancé par un certain Richard Frei sous la forme d’une brochure de 31 pages, que les journaux reçurent avec une prière : « Die Presse wird um gütige Notiznahme ersucht ». La demande d’une attention bienveillant s’accompagne d’un avertissement portant sur la propriété intellectuelle de la chose (« Gesetzlich geschützt »).

Un coupon-réponse permettait aux destinataires qu’aurait convaincus ce projet de « création dune société dutilité publique vouée à l’établissement dans tout le pays de salles de cinéma destinées à linstruction de la population et en particulier des jeunes en âge post-scolaire » d’adresser à son initiateur leur soutien dûment paraphé.

Curieux personnage que ce Richard Frei, sténodactylographe au Palais fédéral puis directeur d’un bureau de sténodactylographie, éditeur avant-guerre des premiers annuaires téléphoniques zurichois, journaliste, associé aux premiers films de prévention routière tournés en Suisse, conférencier spécialisé dans la mise en garde des dangers qui menacent nos enfants, passant de la projection lumineuse au livre illustré, sous la forme d’un mémento ou d’un guide doté d’un titre à l’extension archaïque, que nous ne résistons pas de décliner, parce qu’il oblige à se demander à quoi peuvent bien ressembler ses 160 « wahrheitsgetreue » illustrations, qui sont photographiques.

Kinder, das ist gefährlich ! Unsere Jugend im Haus und Strasse. Lese-Bilderbuch mit Schilderung zahlreicher gefahrbringender Spielereien, Unachtsamkeiten, mutwilliger Streiche, fahrlässiger oder böswilliger Gesetzesübertretungen unserer Knaben und Mädchen. Ein wohlmeinender Leitfaden für alle Erzieher beim Unterricht in Schule und Elternhaus zu möglichst wirksamer Verhütung von Unglücksfällen. Eine Zusammensetzung wirklicher Tagesereignisse, wahrheitsgetreu erzählt und mit 160 Bildern veranschaulicht von Richard Frei, Verlag von Neuem & Zimmermann, Berne, s. d. [1920], 2 feuillets hors-texte + XXIII p. + 173 p.[1].

Laissons les enfants à leurs dangereux ébats et revenons à An das ganze Schweizervolk ! Notre intérêt pour la brochure de 1919 tient à un enjeu historiographique. Nous voulions vérifier l’hypothèse selon laquelle l’origine conceptuelle du Cinéma scolaire et populaire suisse / Schweizer Schul-und-Volkskino, qui sera fondé en juin 1921, n’est pas due à Milton Ray Hartmann, comme celui-ci n’a cessé de le proclamer et qu’on ne cesse de le redire, mais à Richard Frei et cette proposition, un précipité d’idées dans l’air du temps qu’il avait en vain tenté de concrétiser deux ans avant. Croisée avec d’autres documents, l’hypothèse est confirmée et nous y reviendrons ailleurs pour en faire la démonstration.

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Pour le moment nous n’avons pas encore remis An das ganze Schweizervolk ! à sa place ni remis la boîte KS 70/11 au bureau du prêt, les autres pièces de « Film und Bildung, bis 1959 » exerçant une attraction peu résistible. Aurons-nous le temps de les passer en revue ?

Car fors les critiques de cinéma, ils sont tous là ceux qui établissaient alors, par leurs écrits et parfois par leur action, ce que pouvait, devait ou ne saurait être le cinéma. Les protestants, les catholiques, les instituteurs, les socialistes, les juristes, les secrétaires de société d’utilité publique et même un professeur de l’Institut de photographique de l’Ecole polytechnique fédérale réalisateur de films didactiques, quelques hommes de lettres aussi, mais en marge

Et les institutions : CSPS, SABZ, SAFU, SKVV…

La période ? 1910 – 1951. Des noms ? Beyel (Christian), Bührer (Jakob), Frei (Richard), Hartmann (Milton Ray), Hättenschwiler (Alfons), Keller (Willy), Neumann (Hans), Reinert (Charles), Reinhard (Ernst), Rüst (Ernst), Savary (Ernest), Scheuber (Joseph Konrad), Walter (Emil J.), Wild (Alfred)…

Cette littérature grise est une des sources principales de l’histoire du cinéma en Suisse : brochures, tirés-à-part, fascicules ronéotypés, précieux catalogues si peu exploités, périodiques à courte vie, non répertoriés parce qu’absents de la Bibliothèque nationale, rassemblements de coupures de presse qui portent la marque du désagrafage, conditionnement ad hoc oblige.

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Que faire de tout cela ? On en vient à rêver d’un poste de sourcier. Ce sourcier (ou cette sourcière) n’aurait d’autre mission que de s’installer devant un paquet de documents comme celui-ci (nous sommes tombé sur l’ensemble le plus ancien; il y en a d’autres : tapez  donc « Film »dans la “Sachdokumentation“ du Sozialarchiv !).

Ou par exemple il/elle se ferait apporter ce qui a été réuni sous « Ephemera » – oui, ça existe, et quoi de plus passager que certaines manifestations du cinéma ?

Ou bien elle/il demanderait les boîtes correspondant à tel inventaire, dont les entrées plutôt générales laissent soupçonner qu’une plongée ferait remonter à la surface des objets ensablés.

Ou, mieux encore, il/ elle demanderait une boîte non inventoriée à propos de laquelle l’archiviste gentiment sollicité.e croit savoir que peut-être oui il s’y trouverait bien quelque chose qui pourrait avoir un lien avec votre sujet si son souvenir est bon mais évidemment ce serait mieux d’aller y voir, enfin si on la retrouve, cette boîte.

Sa récolte faite, la sourcière (ou le sourcier) devra encore la mettre en forme. Par période ? par thème ? par personne ? par lieu ? par producteur ? La teneur des documents le déterminera, comme la nature des interrogations aura orienté, en amont, la recherche, car il n’y a pas de dépouillement sans que surgissent des hypothèses, sans que des problématiques – implicites ou pas – n’orientent le regard, sans qu’un canevas ne se dessine, ni sans que l’on espère de l’inattendu. Cette mise en forme en serait comme une première lecture.

Et comment, dans le même mouvement, ne pas rêver aussi au lecteur ou à la lectrice, que l’on imagine prêt.e à céder à son tour au charme de la liste, au plaisir de l’index, à l’attrait de la glose – chaque entrée, chaque mot, chaque nom comme une petite boîte prometteuse dont il suffirait de soulever le couvercle ?

***

Mais à qui adresser la chose ? Au BRIHCS, évidemment, le Bureau de recherches internationales sur l’histoire du cinéma en Suisse, qui se fera un bonheur d’alimenter de vos trouvailles « A la pêche aux sources ». Cette rubrique, au titre quelque peu canularesque, illustre une des missions de Cinéma ! Cinéma !, le périodique du BRIHCS, une publication aussi savante qu’enthousiaste, qui doit son nom, rappelons-le, au premier livre suisse de critique cinématographique, le Cinéma ! Cinéma ! qu’en 1923 Frédéric-Philippe Amiguet dédiait à Louis Delluc.

Tout ceci est un conte. Ni le BRIHCS, ni Cinéma ! Cinéma ! (la revue) n’existent vraiment et le poste de sourcier ou de sourcière n’est qu’une belle utopie.

Mais la boîte KS 70/11 « Film und Bildung, bis 1959 » fut bel et bien sous nos yeux et nous l’avons dépouillée. Et comme il n’y a pas de raison d’avoir établi pour personne l’inventaire du contenu rassemblé par le Schweizerisches Sozialarchiv, le voici qui ouvre cette première chronique, en « Portable Document Format ».

Tantôt le couvercle a été légèrement soulevé, tantôt on a manié l’épuisette, parfois même on a été chercher ailleurs [2]. C’est une lecture possible de la boîte en question, un mode d’emploi parmi d’autres.

Notes

[1] Nous avons consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale suisse (cote N 19102). Esquissons une traduction : Attention les enfants, danger ! Notre jeunesse à la maison et dans la rue. Livre de lecture en images, contenant la description de nombreuses situations impliquant nos garçons et nos filles : amusements dangereux, inattentions, mauvais tours, infractions légales par imprudence ou par malveillance. Un guide sensible pour l’éducateur, à l’école comme au foyer, destiné à prévenir les risques aussi efficacement que possible. Une compilation d’évènements quotidiens authentiques, racontés comme ils ont vraiment eu lieu et illustrés par 160 images.

[2] L’excursus 5, consacré au film soviétique « Le Document de Shanghai » (J. Bliock, 1928), est complété par le découpage d’une copie 16mm du film, diffusé en Suisse dans les années 1930 (avril 2022).

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